CHAPITRE IV

Jo passa la langue sur ses lèvres, tenta de faire couler un peu de salive au travers de sa gorge contractée. Il n’y parvint pas. Il tendit un bras hésitant vers sa femme. Il se voyait faire comme s’il avait regardé de l’extérieur un double de lui-même, il n’aurait su dire si cette main tendue était un appel, ou un geste ébauché pour la repousser, pour se défendre.

Chris ne bougeait toujours pas. Son petit visage triangulaire ne reflétait aucune expression, son teint diaphane paraissait de craie dans la lumière de la rampe, ses cheveux de lin, en frange sur son front et coupés au carré contre ses joues, avaient un aspect artificiel, une perruque de vinyl. Ses grands yeux bleus avaient la froideur de la glace, sa bouche trop rouge dessinait au bas de son visage une plaie nette, découpée au rasoir. Elle était vêtue d’une toute simple combinaison blanche unisex, une tenue de dimanche, de campagne. Jo aurait voulu lui demander d’où elle venait, pourquoi elle s’était absentée en laissant les deux enfants à la maison. Il aurait voulu tenter un début d’explication, lui dire…

Mais il ne pouvait pas. Sa gorge était un creuset de carton, et il y avait le couteau. Pourquoi Chris avait-elle pris ce couteau si lourd à sa main délicate, ce couteau si pointu, si long, que Jo n’avait pas souvenir d’avoir jamais vu à la cuisine ? Il était probable qu’en rentrant Chris était allée directement à la chambre d’Aïcha, qu’elle avait découvert le pitoyable cadavre désarticulé, et que maintenant, folle de douleur, elle voulait le tuer. La folie continuait. Il fallait l’arrêter. Sa gorge se débloqua d’un coup :

— Chris ! Attends… Je vais t’expliquer…

Il eut par la suite la sensation que ses mots avaient eu l’effet d’une baguette magique sur Chris, qu’ils avaient transformé la statue de glace en une grimaçante et bondissante marionnette tragique. Il vit sa femme se détendre, sauter, arriver sur lui à la vitesse d’un tigre… et en même temps avec la lenteur de rêve d’un ralenti de cinéma. Ce fut cette perception fragmentée, étirée, qui le sauva. Chris plongeait vers sa poitrine, sa bouche tout à l’heure pincée s’était agrandie en deux plissures écarlates dévoilant deux rangés de dents pointues, ses yeux crépitaient d’étincelles de givre. Jo ne put éviter le genou lancé qui lui percuta le bas-ventre juste au-dessus des testicules. Son os pubien craqua vilainement contre la rotule de Chris, mais il put saisir des deux mains le poignet qui tenait le couteau et le faire dévier de son buste. La lame effleura son épaule gauche, la pointe creva le miroir qui se craquela sans se briser à la manière d’un pare-brise touché par une pierre. Le visage convulsé de sa femme était à quelques centimètres de sa bouche. L’haleine de Chris était forte, acidulée, lourde d’une écœurante fermentation interne. Jo arqua son cou en arrière, il entendit des dents claquer sous son oreille, pas loin de sa jugulaire. Le bras de Chris était animé d’une trépidation si forcenée qu’il sut que, même à deux mains, il n’allait pas pouvoir le maintenir bien longtemps. Il gargouilla encore, inutilement :

— Chris… je t’en prie…

Les yeux glacés le criblaient de tessons de givre, le souffle sifflant de la bouche écartelée lui envoyait son remugle rance en plein visage. Chris, la mignonne et mince Chris, 50 kilos toute mouillée, pesait sur lui d’un poids de bulldozer, elle se débattait avec la furie survoltée d’un chat qu’on a plongé dans l’eau bouillante. Les reins de Jo ployaient contre le lavabo, la main qui tenait le couteau lui échappa, la lame trancha l’air au-dessus de sa tête, il en sentit le fil éparpiller ses cheveux, elle balaya tout ce qui se trouvait sur la tablette, pots de crème et flacons, verre à dents et instruments à raser. Une bouteille d’eau de toilette explosa sur le carrelage, une bombe aux éclats de rire hystériques, qui répandit dans la salle un lourd nuage d’essence florale piquante.

Jo parvint à recoincer le bras au couteau. Il tenta une prise maladroite, le poignet lui échappa encore. Il était en train de glisser le long du mur pour se sortir de l’angle mort du lavabo, la lame scintilla devant ses yeux, cette fois elle déchira le haut de la manche gauche de sa chemise et, au-dessous du coton, plusieurs centimètres de peau et de biceps. Jo lança son pied en avant. Chris le reçut sous le sein, boula en arrière contre la baignoire. Une mare de sang dégoulinait du bras de Jo, mais il ne sentait même pas la douleur. Chris était revenue sur lui, ils ne furent plus à nouveau qu’un écheveau embrouillé de bras et de jambes. Jo savait que, cette fois, il luttait véritablement pour sa vie. Son adversaire n’était pas une molle poupée de chiffon, pas non plus un gamin de sept ans, même si ce gamin-là est la proie d’une énergie démoniaque. Chris était de sa force. Non : elle était plus forte, plus vive, incomparablement plus rapide.

Il bloqua du coude le couteau qui venait de trouver une ouverture contre son flanc, tenta par une torsion de l’arracher aux doigts crispés sur le manche. Mais chair et bois n’étaient qu’un seul bloc de matière. Le bras qu’il avait cru immobiliser se dégagea avec une souplesse de serpent. La tête de Chris pesa sur sa poitrine, elle le mordit à travers sa chemise, une double rangée d’aiguilles, une gueule de serpent. Le poing de Jo écrasa la tempe de Chris. Il doubla d’un crochet du gauche au plexus, qui rata son objectif pour seulement attraper la hanche au sommet de l’épine iliaque, où il se rabota les phalanges. Chris tournoya sur elle-même, ses jambes ployèrent contre le rebord de la baignoire, elle y bascula, son dos sonna durement sur le fond de faïence. Elle se tordit, elle se relevait déjà, en crachant, en sifflant. Un serpent. Un serpent !

Jo plongea. Il n’était plus à nouveau qu’une alchimie instable de glace et de fournaise, d’épouvante et de haine, un noyau de muscles et de nerfs dépourvu de toute pensée. Il s’écrasa sur le serpent de ses 85 kilos lancés à pleine force, le tassa sous lui au fond de la baignoire. Le serpent sifflait et crachait, couteau levé, baissé. Jo sentit la lame entailler son flanc, se coincer contre ses côtes. Le serpent déployait ses anneaux trop vite pour lui. Il se retrouva à son tour le dos au fond de la baignoire. Les genoux de Chris s’incrustaient dans son estomac. Il avait pu accrocher une fois encore le bras au couteau, il se servit de la puissance incontrôlée du mouvement pour dévier le coup, qui mollit sur un curieux chuintement sec de tissu qu’on déchire. La chose contre laquelle il luttait émit un unique sifflement creux, se redressa, bras écartés, bouche distendue, son couteau planté dans le ventre.

Jo prit appui sur le rebord de la baignoire, redressa le buste. La lave se vidait de son esprit moins vite qu’elle ne l’avait empli, il ne comprenait pas encore très bien ce qu’il avait fait, ni ce que cela signifiait. Le couteau s’était enfoncé jusqu’au manche au centre de l’abdomen de Chris en cisaillant la fermeture à glissière, juste au-dessus de la boucle de ceinture de la combinaison. Chris commença lentement à se tasser, à se courber, sa tête tombait à la rencontre de ses genoux, elle mourait, elle crevait. La lame du couteau était si longue qu’elle avait traversé entièrement la fine taille pour ressortir dans son dos, un absurde triangle gluant en haut de ses reins.

Les pensées se recomposaient dans l’esprit de Jo. Chris ? C’était Chris, sa femme, qui mourait devant lui ? C’était Chris qu’il avait poignardée à mort ? Sa bouche formait le prénom lorsqu’il vit la pointe du couteau aspirée par le dos de Chris. Elle se redressa, sa bouche riait hideusement, elle venait de retirer l’arme de la terrible blessure. Un jet de sang puisa, éclaboussa le pantalon de Jo. Le couteau dessina dans l’air une orbe fouettée de gouttelettes sombres. Le poing de Jo écrasa les doigts qui laissèrent échapper l’arme. Jo la saisit au vol. Le sang puisait toujours, en saccades. Il en sentait la chaleur sur ses jambes et son ventre. C’était un sang épais et noir qui faisait en jaillissant un bruit de robinet obstrué par des bulles d’air, un robinet qu’une main invisible ouvrait et fermait sur un rythme précipité à l’intérieur du ventre de Chris, derrière le débordement goudronneux qui envahissait le devant de sa combi. Chris siffla encore, essaya de reprendre le couteau. Jo frappa, il tailla une nouvelle blessure à quelques centimètres au-dessus de la première. Chris siffla de plus belle quand il dégagea la lame, ouvrant le passage à une seconde fontaine noire. Il frappa une troisième fois sous le sein gauche. Il sentit la résistance des côtes à la progression de la lame, il força, les arceaux d’os cédèrent. Chris ne tombait toujours pas, le gouffre de sa bouche hérissée de dents aiguës n’exhalait plus que le souffle continu et faiblissant d’un sac en papier qui se dégonfle. Mais elle ne tombait pas, elle ne tombait pas, ses bras se désarticulaient toujours en une désormais vaine parodie de déchirure.

Jo frappa, encore, et encore. La lave était revenue, elle colmatait son cerveau, il frappait, le sang noir l’imbibait, il frappait. Chris franchit le bord de la baignoire, oscilla devant la porte de la salle de bains, ses mains étreignirent le chambranle, y laissant de sombres et luisantes empreintes. Elle se vidait toujours, les multiples fontaines laissaient sur les murs et le carrelage des messages embrouillés tracés d’une plume sinueuse trempée dans de l’encre de Chine. Chris franchit la porte. Jo la suivit, la frappa au milieu du dos. Le coup la propulsa en avant au milieu de la chambre, cette fois le couteau était resté planté entre ses omoplates. Elle trébucha jusqu’au lit, la combinaison blanche n’était plus maintenant des épaules aux genoux qu’une sombre pelure huileuse. Sur son passage, le parquet si soigneusement ciré se tachetait, s’ocellait de grappes de raisin noir écrasé. Elle tomba à plat ventre sur le lit, son corps curieusement raidi parcourut un angle droit avant de s’enfoncer dans le molleton bleu marine. Ses jambes battirent une dernière fois, et elle ne bougea plus. Sa gorge eut un dernier coassement, et elle cessa de siffler, elle cessa de respirer. Sur le couvre-lit foncé, le sang ne se voyait pas. Au sommet de son dos, le manche noir du couteau, orné de deux cercles brillants, paraissait être un simple élément décoratif se détachant sur le casque blanc-blond des cheveux. Elle était morte, cette fois. Elle était morte, enfin.

Les mots tournaient dans la tête de Jo, ils ruaient sous son crâne, ils se dégageaient de la boue, de la lave. Elle était morte. Ce petit tas chiffonné, bigarré de noir et de blanc, là-bas sur le lit, c’était sa femme, Chris. Chris, vraiment ?

Jo fit quelques pas hasardeux à travers la chambre, en direction du lit. Ses pieds nus gluants de sang collaient au parquet et produisaient en se soulevant des lattes un sournois bruit de succion. Jo s’immobilisa. Il était en face de l’armoire, dont la porte vitrée lui retournait sa silhouette. Il eut de la peine à se reconnaître. Un spectre, un figurant pour un film d’horreur, une statue caramélisée, moitié noire, moitié rouge. Le rouge était celui de son sang à lui, qui perlait de toutes ses blessures cuisantes. Le noir… Pourquoi Chris avait-elle un sang aussi noir ? Ça n’avait pas de sens. Chris avait pissé du noir, elle avait dégorgé de l’encre chaude qui, sur elle, sur lui, sur le parquet, luisait de sourdes irisations violacées. Ça n’avait pas de sens, non. Et c’était la réalité, pourtant. La réalité, vraiment, ou de fantasques déformations issues d’un cerveau malade ?

Jo leva les mains vers son visage, les ouvrit à dix centimètres de ses yeux. Dans la glace, son reflet grotesque répéta docilement le geste. Il se frotta les doigts, le sirop mauve s’étalait sur sa peau, tiède encore, il pouvait le voir se délayer en passant d’un doigt sur l’autre, il pouvait sentir sur son épiderme la pellicule douceâtre adhérer, se décoller, couler. Un fantasme ?

Dans le couloir, au bout de l’appartement obscurci, il pouvait toujours entendre Mikhaïl cogner contre la porte de sa chambre, même si les coups étaient maintenant plus espacés, même s’ils faiblissaient. Un fantasme ? À son poignet, son bracelet-montre luisait sous les traînées de sangs mêlés. Il était à peine plus de huit heures et demie. Seulement ? Il se souvenait parfaitement de l’heure quand il avait pensé à vérifier à la pendulette de la cheminée. Huit heures moins dix. Le cauchemar avait commencé il y avait moins de trois quarts d’heure… Mikhaïl, Aïcha, Chris, ces agressions en série, les morts : trois quarts d’heure ! Il avait l’impression que la bataille dans la salle de bains avait duré des heures et des heures. En réalité, tout avait dû se passer en moins de cinq minutes. En moins de cinq minutes, sa femme, fragile et douce, mignonne et patiente, avait tenté de le poignarder, et c’est lui qui en fin de compte l’avait eue.

Il reporta son regard sur le corps tassé sur la couverture, presque confondu au lit. Il avait tué Chris dans un accès de folie, ou Chris devenue folle, ou une créature qui avait l’apparence de Chris mais qui n’était qu’un serpent mortellement dangereux. Il avait fait cela, alors qu’il était plongé dans une sorte d’état second. Maintenant il redevenait lui-même, laborieusement. La lave avait libéré son esprit, mais elle avait en même temps emporté toute capacité d’analyse et de réflexion. Ne restait que l’horreur. Tranquillement, il se laissa submerger.

Bien sûr, il aurait voulu courir vers le lit, remuer le corps de Chris, y trouver peut-être un souffle de vie. Mais il ne pouvait pas. Il était paralysé, il entendait tout près de lui une respiration rauque s’élever, la sienne. Il sentait l’horreur monter autour de lui, humide comme du sang, gluante comme du sang, tiède comme du sang. Quand elle eut atteint son visage, quand il se sentit bien submergé, quand il fut sur le point d’étouffer, d’avoir une syncope, de sombrer dans un coma tétanique, une réaction eut lieu en lui. Il sortit de sa paralysie, il émergea de la glu à l’instant où il allait s’y noyer définitivement. Il fallait qu’il fasse quelque chose, qu’il cherche de l’aide, qu’il…

Sa première idée fut d’aller à la fenêtre. Ce n’était sans doute pas la meilleure idée possible, mais en tout cas c’est ce qu’il fit. Il courut à la fenêtre, en écarta les battants d’un geste si brutal qu’ils heurtèrent le mur et rebondirent vers lui. Il ouvrait déjà la bouche pour crier. Les mots restèrent dans sa gorge. Ses mains retombèrent sur l’appui de la fenêtre. Il avança le buste, écarquillant les yeux. Il n’avait devant lui qu’une obscurité si compacte qu’elle lui paraissait impénétrable.

Il pensa : la nuit est tombée. Le jour était resté si longtemps invariable qu’il avait oublié que la nuit pût venir. C’était pourtant l’heure, la nuit était là. Mais pourquoi était-elle si épaisse ? Il eut l’impression – c’était évidemment stupide, mais l’image s’était incrustée dans son crâne – que la nuit n’était pas venue peu à peu mais qu’elle était tombée d’un seul coup, que le jour s’était éteint en une fraction de seconde parce que Quelqu’un, au bout de l’univers, avait baissé un commutateur. L’idée était si vivace qu’il leva les yeux au ciel. Le ciel ? L’obscurité était aussi compacte au zénith qu’au niveau de la rue, aucune luciole ne scintillait dans cette poix répandue, pas la plus petite étoile, pas la plus mince corne de lune.

Une chenille froide, une de plus, commença à ramper le long de la colonne vertébrale de Jo. Il se pencha le plus qu’il put vers la rue, son bas-ventre douloureux cisaillé par l’appui de la fenêtre. Tout était sombre devant lui, et au-dessus de lui, et vers la gauche, et vers la droite. La chambre n’était pas éclairée, mais les yeux de Jo avaient été désensibilisés par l’éclat trop cru de la rampe de la salle de bains. Peu à peu, pourtant, son acuité visuelle normale revenait et il put distinguer, plus noir sur le noir, la crête irrégulière des toits des maisons qui lui faisaient face. Et la clarté assourdie qui traversait la chambre après s’être échappée de la salle de bains marbrait d’une très pâle tache de lait un imprécis rectangle de chaussée un étage plus bas. Jo essaya de préciser dans sa mémoire la configuration de la maison située juste en face de la sienne. Il en fut incapable. Mais il était néanmoins certain qu’il s’agissait d’un immeuble d’habitation tout à fait normal, avec des appartements, avec des fenêtres, dont les plus proches ne devaient pas se trouver à plus de cinq ou six mètres de lui. Pourquoi aucune d’entre elles n’était éclairée ? Pourquoi, d’un bout à l’autre de la rue, n’y avait-il pas une seule fenêtre illuminée, ne fût-ce que du faible éclat bleuté d’un écran de télévision ? Et pourquoi n’y avait-il pas une seule enseigne allumée ? Pas une seule lampe d’éclairage public ?

Dans les reins de Jo, une seconde chenille grouilla à la suite de la première. Il déglutit, lança :

— Il n’y a personne ?

C’était la plus inutile, la plus ridicule, la plus pitoyable des exclamations. Il aurait aussi bien pu crier « il y a quelqu’un ? » Il entendit sa voix éraillée s’enfoncer dans le coton imbibé d’encre. Elle ne souleva aucun écho, aucune réponse. Qu’est-ce qui se passait ? Qu’est-ce qui se passait, grands dieux ? Tout le monde avait fui ? Tout le monde… tout le monde était mort ?

D’un coup, Jo ne put plus supporter cette incompréhensible vision du néant. Il se détourna de la fenêtre. Les chenilles qui escaladaient son dos en se trémoussant gelèrent entre ses vertèbres. La chambre était maintenant presque aussi obscure que l’extérieur, mais un rectangle allongé de lumière blafarde coulant de la salle de bains se plaquait sur le lit. Le corps de Chris avait disparu.